TEMOIGNAGES

Témoignage n°2 par le Général L. Robineau, ancien directeur du Service Historique de l’Armée de l’Air.

Ce texte nous a été offert spontanément par le Général L. Robineau, ancien directeur du Service Historique de l’Armée de l’Air.Qu’il en soit grandement remercié ! par Claude REQUI.

 CHASSE LOURDE SUR LES DJEBELS - (Revue historique des armées, n°2 – 1992).

Il faut, sans relâche, faire un leitmotiv du postulat qui dicte leur rôle aux militaires et est censé leur simplifier la vie : « Les armées sont faites pour servir la politique des États ». De 1954 à 1962, face à une rébellion qui s’opposait à son autorité et aux errements établis, la France eut pour politique de maintenir l’ordre dans les trois départements français qui constituaient l’Algérie. Elle y engagea donc ses forces armées, avec des effectifs et des moyens matériels grandissants. Parmi les moyens matériels les plus manifestes : l’aviation. Car, cette fois-ci, on était à quelques heures de vol de la métropole, on avait des bases, une infrastructure de support, des réserves stratégiques de carburant, une logistique solide et, apparemment, la volonté de vaincre.

L’armée de l’Air entreprit et réussit, à cette fin, un prodigieux effort d’adaptation, reculant, une fois encore, le moment de tenir sa place face à l’est en Europe. En Algérie, elle monta régulièrement en puissance et mit en place des moyens spécialisés, avec quoi elle conduisit parfois des actions indépendantes, prit part assez souvent à des opérations combinées avec l’armée de Terre, mais passa le plus clair de son temps à appuyer les troupes au sol à leur demande, en fonction de leurs besoins et de la découverte d’objectifs justiciables de son intervention.

Par le biais des escadrilles légères d’appui parrainées par les escadres, tous les pilotes de chasse et pratiquement tous les mécaniciens firent un ou plusieurs tours sur ce théâtre. Les officiers les plus anciens se relayèrent dans les Postes de commandement Air (PCA) ou dans les Groupements aériens tactiques (GATAC). Deux groupes de B-26 furent engagés en bombardement (au tout début, des JU-52 même) et une escadrille en chasse de nuit. Quatre escadres de chasse conjuguèrent leurs efforts par des détachements alternatifs ou simultanés de Mistral, de F-47 et de Skyraider. Un groupe dit d’outre-mer (le GOM 86) dispersa sur tout le territoire ses Dassault-311, 312 et 315 à des fins de reconnaissance, de mitraillage, de tir de missiles AS-11 au fond des grottes suspectes, d’éclairage nocturne par lucioles. Les Dakotas et les Noratlas des groupes de transport assurèrent, par aérotransport et aérolargage, le soutien logistique de tout le monde, l’appui tactique de l’armée de Terre et l’assaut vertical. En plus des hélicoptères légers présents dès le début pour permettre aux autorités combinées de voir les choses de haut et de commander en vol, deux escadres d’hélicoptères lourds peu à peu constituées fournirent des modes d’action originaux, propres à surprendre l’adversaire et à investir ses positions par le ciel. Force d’action rapide ultra-mobile et présente partout, grâce à la démultiplication de détachements d’intervention modulables. Sur le terrain même, peut-être parce qu’elle aurait eu, à tort, mauvaise conscience à rester à l’écart de ce combat, l’armée de l’Air fut encore présente : ses fusiliers de l’Air tendirent des embuscades, patrouillèrent et quadrillèrent à pied, ses commandos parachutistes se projetèrent en coups de main ponctuels le plus souvent héliportés, tandis que les compagnies de défense et de protection, associées aux brigades de renseignement et de contre-sabotage (BRCS), assurèrent la sécurité, locale et éloignée, des plates-formes aériennes.

À cette campagne qui ne voulut pas s’appeler « guerre » l’armée de l’Air prit donc part complètement, y engageant simultanément jusqu’à 30 000 hommes et 940 aéronefs, parmi lesquels 275 T-6, 175 hélicoptères, 100 Mistral, 40 F-47, 105 Skyraider, 40 B-26 etc., sans compter les F-84F et SMB-2 périodiquement détachés pour quelques jours depuis la métropole.

On ne saurait, en quelques lignes, restituer la geste et l’activité, diverse autant qu’évolutive sur plus de sept années, d’un ensemble complexe et mouvant. C’est donc au travers d’une vision personnelle qu’un tableau, nécessairement fragmentaire, de la guerre aérienne menée en Algérie sera montré. Guerre de la « chasse lourde », au sein de quatre escadres, équipées de trois chasseurs différents.

Il est sans doute inhabituel d’écrire dans cette revue à la première personne. Pourtant, puisqu’il fut convenu que les chefs des trois services historiques s’appuieraient, pour présenter la guerre de leur armée, sur leur expérience propre, c’est un témoignage que je veux livrer, en tentant de ne point trop « raconter mes campagnes », mais en ne recourant pas à d’autres archives que les ordres de bataille, mes carnets de vol et mes souvenirs. Dans cette démarche, j’ai l’excuse d’être arrivé sur le territoire le 4 novembre 1954 et de l’avoir quitté le 12 mai 1963, c’est-à-dire d’avoir été sur place dès le début des « événements » et jusqu’après les soubresauts qui ont suivi le cessez-le-feu. J’ai ainsi des souvenirs de sous-lieutenant et d’équipier peu confirmé, de lieutenant accédant peu à peu aux responsabilités, de capitaine commandant d’escadrille puis d’escadron. Tout au long de ce chemin j’ai reconnu à la radio les voix d’autres sous-lieutenants, lieutenants et capitaines qui étaient mes camarades de promotion, lorsque nous nous croisions ou nous guidions mutuellement au-dessus des mêmes opérations.

À l’exception des deux ou trois pilotes de transport qui y firent un bref séjour, ma promotion fut la première à ne pas connaître l’Indochine. Par compensation, elle fréquenta assidûment les djebels, où elle laissa huit des siens. La plupart des chasseurs avions été formés aux États-Unis au cours d’un stage d’un an et demi qui se terminait par trois mois d’une campagne de tir intensive. Là, sous la férule de moniteurs aguerris en Corée, toutes les munitions d’alors nous étaient devenues familières, ainsi que les procédés pour les livrer. L’avion (F-84E) était un avion de guerre. Le champ de tir, grand comme un département, sec et tourmenté ainsi qu’un décor de western, couvrait la moitié d’Arizona qui jouxte le Mexique et préfigurait assez bien, par le paysage, la lumière et la température, le théâtre de nos proches aventures. En arrivant à Bizerte en même temps que le mot « fellagha » entrait dans le vocabulaire, notre équipe de trois sous-lieutenants en savait sans doute moins qu’elle ne croyait, mais elle était préparée à recevoir l’enseignement de ses anciens. Dans nos escadres, en 1954, nous étions commandés par des lieutenants et des capitaines qui revenaient d’Indochine, et par des officiers supérieurs qui avaient aussi combattu contre l’Allemagne. L’ambiance y était opérationnelle. La situation côtière du terrain de Sidi-Ahmed et de la ville de Bizerte favorisait, certes, la qualité de la vie. Surtout, elle procurait à la 7ème escadre des facilités d’entraînement exceptionnelles. Trois jours de la semaine étaient, tout au long de l’année, consacrés au tir aérien sous toutes ses formes, grâce à la proximité d’espaces propices. Tir sur panneau remorqué, bombardement, tir de roquettes et tir au canon de 20 mm sur cible se répétaient semaine après semaine. Les plus maladroits progressaient en précision et chacun connaissait tant l’odeur de la poudre que le maniement de l’avion dans toutes les configurations de la guerre. L’avion, c’était le Mistral, version française du Vampire-5, avec une motorisation nouvelle qui (pour l’époque) lui donnait des fourmis dans les ailes et en faisait le meilleur grimpeur du moment. L’attaque au sol n’était que la mission secondaire de cet intercepteur. Pour cela, il ajoutait à ses quatre canons de 20 mm, quatre rails pour des roquettes installées en deux étages (la bordée, c’était huit coups de 105) et, soit deux réservoirs supplémentaires, soit deux lance-bombes auxquels s’accrochaient des 250, 260 ou 500 livres, ou encore des bidons spéciaux, autrement dit du napalm. Le Mistral volait 50 minutes sans réservoirs externes et de une heure trente à deux heures avec. Il parcourait les trajets à 10 kilomètres par minute. Le temps disponible sur les lieux d’intervention se déduisait de la distance. Dans la pratique quotidienne, il intervenait dans un rayon de 200 kilomètres de la base où il revenait. Mon carnet de vol indique qu’on se mettait en place, depuis Bizerte, décollage et atterrissage compris, en 55 minutes à Blida, en une heure trente à Oran, en 35 minutes à Telergma (sud-ouest de Constantine), en 20 minutes à Bône, en un peu moins d’une heure à Gabès ou Gafsa.

En 1954, le commandant de la base aérienne Roland Garros à Bizerte – Sidi-Ahmed était le lieutenant-colonel Félix Brunet, plus affectueusement connu sous son seul prénom. Félix était un homme bouillant et expéditif, incapable de se laisser brider par un obstacle administratif lorsque l’efficacité opérationnelle était en jeu : il lui arriva de faire en avion un aller et retour éclair à Tunis à seule fin d’y aller boxer un officier de l’état-major que ses arguments téléphoniques n’avaient pas convaincu… Félix avait de l’imagination. Dès qu’il eut l’intuition, fin 1954, que « c’était reparti comme en Indo », il organisa, à l’usage des sous-lieutenants et des lieutenants, des cours d’appui aérien dont il fut le professeur et le répétiteur, avec des exercices de guidage des avions sur des objectifs désignés, exercices terminés par des tirs réels au champ de tir. Opportune initiative car, bien avant que nos propres avions ne fussent engagés, nous avons eu, les sous-lieutenants, à nous relayer à la tête d’un PGA (poste de guidage avancé). Là, munis de deux jeeps dont une radio, d’un caporal, d’un « homme », de trois mitraillettes et d’une tente, nous faisions la liaison entre les « Trosols » et les F-47 ou autres Ju-52 qui constituaient alors la force de frappe. C’est donc par procuration que j’ai tiré mes premières cartouches opérationnelles dans la région de Canrobert en septembre 1955 puis, en octobre, dans les Matmatas non loin de Foum Tatahouine (mais oui !). Avec une drôle de sensation lorsqu’une estafette époumonée vint avertir que « les avions tiraient sur les trosols ». Le colonel Quilichini, qui commandait l’opération, avait commencé de réconforter « l’aviateur » quand il s’avéra que c’étaient les douilles de 12.7, éjectées des seize mitrailleuses des deux F-47, qui faisaient résonner les casques lourds. C’était de l’appui au plus près. Revenons à Félix. Il avait constaté qu’entre deux passes de tir des avions d’une patrouille il existait un trou pendant lequel les rebelles pouvaient bouger et même tirer sur l’appareil en dégagement. Il commença par nous inventer des circuits à quatre avions, sortes de feuilles de trèfle un peu compliquées, supposés répondre au double critère : toujours un avion en train d’attaquer et jamais le même axe de tir. Ça a marché, un peu seulement : on avait rarement quatre avions sur un même objectif, la DCA n’était pas si terrible et le relief imposait souvent l’axe d’attaque. Alors Félix eut une autre idée, celle d’une plate-forme quasi immobile, d’où l’on ne perdait pas de vue l’objectif et d’où l’on pouvait cracher le feu en permanence. Ayant ainsi conçu l’hélicoptère armé, il le fit réaliser et expérimenter contre tous les avis de la hiérarchie, et finalement à son insu, jusqu’à ce que le succès de la formule en fît revendiquer la paternité par tout un chacun. Il s’enthousiasma pour l’hélicoptère en général et, ancien commandant de base devenu colonel ancien, il redevint commandant d’escadre, PGA volant et simple combattant afin d’éprouver lui-même ses idées. Il succomba, littéralement, d’épuisement à cette tâche fin 1959, au Sahara. On pouvait, puisqu’on évoquait la guerre d’Algérie, donner à Félix un coup de chapeau.

Quatre escadres de chasse dite lourde – par opposition aux escadrilles légères de T-6 puis de T-28 – combinaient leurs effets, de la frontière marocaine à la frontière tunisienne, de la mer aux confins du Sahara et parfois au-delà. Six escadrons de Mistral venaient de Bizerte (7ème escadre), de Rabat (8ème escadre), d’Oran (6ème escadre). Ils opéraient à tour de rôle, par détachements de quatre à six semaines, à partir de la base aérienne opérationnelle de Telergma. Un septième escadron de Mistral, qui constituait la moitié de la 20ème escadre, agissait depuis Oran, Boufarik et parfois Mécheria. L’autre moitié de « la 20 » était un gros escadron de F-47, qui dépêcha des détachements un peu partout où il y avait une piste, de 1955 jusqu’au début de 1960. À ce moment, la 20ème escadre passa à trois escadrons en s’équipant de Skyraider AD-4. Elle continua de plus belle à essaimer, d’autant mieux qu’elle avait 75 avions en ligne et 30 en réserve, tous achetés comme neufs aux surplus de l’U.S. Navy. Ses trois escadrons, qui avaient pour ports d’attache respectifs Bône, Boufarik et Oran, constituaient autant de « noyaux fissiles » appelés à s’éclater encore plus finement qu’auparavant.

De tous les terrains, Telergma, parce qu’il desservait à la fois le Constantinois, l’Aurès, les Nementchas, l’Ouarsenis et leurs marches fut le plus fréquenté. Non qu’il fût, au début tout au moins, bien fréquentable : des journalistes en firent un camp de concentration, un monastère, un porte-avions des sables. C’était une espèce de place forte clôturée de réseaux barbelés, où cohabitaient, dans l’émulation opérationnelle, toutes sortes d’aéronefs (y compris les Corsair de l’Aéronavale, nos frères ennemis de Bizerte), pour la plupart convertis au rôle de chasseurs-bombardiers. La consommation de bombes, roquettes, bidons spéciaux, cartouches en tous genres y était intense. On pouvait y voir chaque jour, juché sur une plate-forme, un adjudant-chef au profil de sorcière touiller avec un grand bâton dans un énorme chaudron le napalm qu’il transvasait aussitôt dans les bidons. Le terrain était un plateau élevé. Les avions y couraient beaucoup pour décoller et atterrir. Les nuits y étaient froides en toutes saisons, le vent d’hiver y était glacial même à midi, mais la méridienne d’été y était torride. Les baraques Fillod étaient tempérées l’hiver par des poêles à pétrole lampant qui produisaient plus de fumée que de chaleur et procuraient au réveil d’étonnants maquillages. Nos parachutes-sièges, parties intégrantes des sièges éjectables, étaient équipés d’une trousse de survie dont la pièce maîtresse était une outre en caoutchouc contenant plusieurs litres d’eau d’Évian. Cette outre servait ainsi de coussin et, comme les avions couchaient dehors, le premier vol du petit matin était particulièrement rafraîchissant. Il n’était pas très demandé. Les après-midi d’été, les avions alignés au soleil prenaient la chaleur et la communiquaient : on se brûlait les doigts en bouclant le parachute, le vol valait un sauna et le crayon gras coulait sur le plastique des cartes. Selon les mesures du corps médical, le pilote perdait par heure de vol un bon kilo d’eau qu’il devait remplacer au bar en croquant des pastilles de sel.

À Telergma, les missions étaient déclenchées depuis un « PC-OPS » relié par téléphone au GATAC de Constantine et aux PC Air, par radio aux avions en vol, lesquels pouvaient relayer les demandes urgentes d’appui ou de renfort. Les avions en alerte étaient armés selon un assortiment de configurations adaptées aux besoins les plus probables : armes de bord seules, armes de bord et bombes, armes de bord et combinaison de roquettes et de bidons spéciaux. Les décollages étaient ordonnés par klaxon et haut-parleur indiquant le type, le nombre d’appareils requis, l’armement demandé. Les équipages des unités désignées bondissaient, à leur tour, dans la jeep qui les propulsait en piste. Ils avaient constamment avec eux une pochette contenant toutes les cartes possibles, au 1/500 000 et au 1/250 000. Les coordonnées leur étaient dictées par radio au roulage, sauf lorsqu’il s’agissait d’opérations préparées.

Il y avait ainsi des missions d’appui, plus ou moins rapproché, des troupes au sol ; des missions de préparation des zones d’héliportage et d’accompagnement des posers ; des missions de bombardement systématique de points définis dans les zones interdites ; des missions de reconnaissance armée dans ces zones, au cours desquelles étaient attaqués des objectifs découverts en vol.

Les zones interdites étaient des étendues assez vastes et plutôt tourmentées, généralement peu pénétrables aux véhicules terrestres, d’où les populations avaient été évacuées pour être regroupées dans des hameaux amis. Par définition, dans les zones interdites, lieux supposés de passage ou de stationnement des bandes rebelles, il n’y avait pas d’amis, civils ou militaires. En corollaire, y était ennemi tout ce qui bougeait, le plus souvent des bourricots et autres quadrupèdes qui servaient à la rébellion de moyens de transport et de réserves alimentaires. Il fallait y entretenir l’insécurité, en d’autres termes y rendre la vie impossible.

Pour les protections d’héliportages, les deux ou quatre avions de la patrouille arrivaient sur la DZ de part et d’autre de l’axe suivi par la file indienne des hélicoptères lourds et, quelques secondes avant l’atterrissage du premier cargo, « roquettaient » en deux bordées parallèles les fourrés adjacents ou les endroits d’où une réaction adverse semblait possible. Le premier hélicoptère sur la DZ était souvent un « Pirate », machine armée qui assurait la continuité rapprochée du feu. Après l’approche de la première vague, les avions restaient en ombrelle protectrice, prêts à « straffer », sur les indications du PC volant, généralement en Alouette. Ils étaient éventuellement relayés jusqu’à la fin de l’opération par d’autres patrouilles.

Pour les missions d’appui feu direct, c’est-à-dire lorsque les bataillons et les katibas étaient en contact, la chasse lourde avait presque toujours rendez-vous avec un avion léger, bien au courant de la situation sur le terrain. En liaison par radio avec le sol et avec les avions d’intervention, cet appareil léger était chargé de désigner les points précis qu’il fallait arroser de munitions, d’indiquer la position des amis, de proposer des axes de tir. C’était parfois un Broussard de l’armée de l’Air, habité par le chef du PC Air, parfois un Piper de l’ALAT. L’un et l’autre guidaient à la voix et par grenades fumigènes colorées. Le plus souvent, il s’agissait d’un (ou deux) T-6. Le T-6 était partout, il était armé et pouvait déjà mitrailler en attendant ses collègues plus puissants. Il avait une provision de roquettes fumigènes avec quoi il balisait les objectifs, tout en donnant à la radio les explications voulues. C’était un travail d’équipe bien rodé et nécessaire. Car le chasseur lourd, quel qu’en fût le type, par sa vitesse et par la distance qu’il devait prendre dans ses évolutions, n’avait pas la vision des détails. Pour lui, le plus souvent, l’objectif sur lequel il tirait bombes, napalm, roquettes et obus, c’était un fond d’oued, un ravin, un amoncellement de roches, un fourré, un taillis, le sommet d’une colline, une entrée de grotte, une construction, une tache claire ou sombre. Personnellement, en 324 missions, je n’ai vu de « fellaghas » qu’en quelques rares occasions, dans des paysages dénudés ou désertiques. J’en ai vu à ma première mission lorsque nous sommes tombés, à quatre Mistral, sur une colonne qui avait cru pouvoir engager les bêtes de somme de son convoi d’armes à travers un lac salé à peu près sec, où les véhicules à roues n’auraient pu les poursuivre. Parmi les plus mémorables visions, reste celle d’un autre convoi d’armes, une colonne de chameaux qui, en provenance de Tunisie, avait passé la frontière aux environs de Ghadamès. Déployés sans délai de Boufarik à Touggourt, nous avons anéanti cette colonne en trois interventions successives de six F-47, après des navigations à chaque fois épiques vu que la carte, entre Bir Djedid et Bir Romane, était aussi blanche que le terrain survolé semblait vierge… J’ai vu aussi des buissons ardents d’où s’envolaient des traçantes. Car, vus ou non, les combattants existaient, dont les balles trouaient nos avions.

À ces missions participaient équitablement les divers types de chasseurs lourds, chacun selon son caractère. J’ai dit déjà les capacités du Mistral. Il avait sur d’autres l’avantage d’être prêt à tirer à 200 kilomètres, 25 minutes après avoir reçu l’ordre de décoller. Mais, court en pétrole, il devait cracher son venin et rentrer sans s’attarder. C’était l’avion des urgences. La précision de ses quatre canons était extrême, qui mettaient quarante obus par seconde dans un carré d’un mètre. Ses missions duraient en moyenne cinquante minutes et les pilotes en faisaient quarante dans le même mois.

Le F-47 Thunderbolt était plus posé. Il décollait plus pesamment, tiré par 2 000 chevaux qui exprimaient la force tranquille par un feulement légèrement chuintant, presque feutré. Il emportait des charges plus lourdes, par exemple huit grosses roquettes de 180 et deux bidons spéciaux de cinq cents litres, ou bien deux bombes de mille livres. Il se hâtait lentement vers des objectifs plus lointains et il pouvait prendre son temps pour épuiser les caissons de ses huit mitrailleuses lourdes de 12.7. C’était l’avion des permanences en vol et des urgences différées. Ses pilotes passaient couramment plus de deux heures en l’air et accomplissaient un peu moins de vingt missions dans le mois. Les trente F-47 de l’escadron II/20 « Ouarsenis » avaient pour port d’attache Oran-La Sénia. Ils n’y étaient pratiquement que pour s’y refaire une beauté, éparpillés qu’ils étaient généralement sur les terrains les plus divers, de Gafsa, Tébessa, Biskra ou Batna jusqu’à Mécheria et Zénata, en passant par Philippeville, Telergma, Blida, Paul-Cazelles, Touggourt, El Oued et autres lieux. Ces détachements nombreux comptaient parfois quatre et jusqu’à six ou huit avions, le plus souvent deux, avec un minimum de mécaniciens, aussi habiles au jeu de tarot qu’à l’exercice de leur art au profit du monstre métallique à la robustesse éprouvée, qui accusait un âge avancé et un service déjà glorieux contre des ennemis d’un autre temps. Ce vieux serviteur était fidèle à son pilote et le ramenait toujours intact, sauf en cas de piège météorologique dans un fond de vallée devenu, par insuffisance d’énergie totale, sans issue. Le tableau de bord du F-47 était sobre. Mais la machine était peu compliquée et la seule panne dirimante affectait le circuit d’huile. Elle se manifestait par le divorce définitif de deux aiguilles sur le même cadran. Une odeur de chaud et une faible visibilité confirmaient le fait. Avec un cylindre en moins et sans huile, si on ne lui demandait pas l’impossible, son moteur attendait pour se souder que l’avion fût posé, avec ou sans les roues. Le crash, même dans le relief de l’Ouarsenis où les surfaces planes étaient rares et où rien n’était horizontal, était généralement sans histoire, à condition qu’un hélicoptère vînt à temps récupérer le pilote.

Il en allait différemment du Skyraider qui, s’il se crashait bien dans les vignes de la Mitidja ou sur les plateaux, se cassait exagérément dans les terrains un peu accidentés et ne sauvait pas toujours son pilote. Il se crashait d’ailleurs plus souvent que souhaitable, car son moteur était un colosse de 2 800 chevaux dont tous les sabots étaient d’argile. Il emportait sa propre masse en munitions et en essence – 12 500 livres à vide, 25 000 chargé – et on eût pu le qualifier de camion à bombes s’il eût été moins agile. Car il était agile et plutôt GTI que camion. C’était une synthèse attendue. Comme le Mistral, il allait vite (moins vite, quand même !) et il avait les mêmes quatre redoutables canons de 20 mm. Comme le Thunderbolt, il avait une grande autonomie (plus grande, même). Sous ses ailes et son ventre, quinze points d’accrochage offraient les combinaisons les plus diverses, la plus commune ayant été trois bidons spéciaux associés à vingt-quatre roquettes de 105. Il pouvait naviguer à haute altitude et se riait du mauvais temps, à l’exception des forts vents traversiers à l’atterrissage. Son tableau de bord était américain, complet et moderne, c’est-à-dire parfait. On voyait les instruments la nuit et on était enfin débarrassé des lampes à ultra-violets qui dans trop d’autres cockpits servaient exclusivement de chaufferettes pour les genoux. Les missions de plus de trois heures n’étaient pas rares et des terrains nouveaux et sahariens nous devinrent familiers. Pour favoriser les grands déplacements, une tablette pouvait sortir du tableau de bord et servait à tracer commodément des navigations, ou à déballer le casse-croûte. C’était, enfin, l’avion de la situation, compte tenu des prémisses du syllogisme politique. Parfois, inspiré par l’autonomie de cet avion, sa capacité d’emport et sa disponibilité, peut-être aussi par ses propres souvenirs, le commandement nous organisait des expéditions de dizaines d’appareils qui allaient bombarder le Djebel Bou-Kahil, où nous avons pendant des jours et quelques nuits harcelé un certain Amirouche. Au point qu’Amirouche nous était devenu un ennemi familier… et résistant.

Parfois, de même que nous étions guidés à la roquette fumigène par un T-6 vers l’arbre en boule, de même avons-nous aussi désigné, par des moyens plus voyants, à de rares patrouilles de F-84F, des objectifs plus imposants. C’était, probablement, de la guerre psychologique.

On trouvera, dans les archives de l’armée de l’Air les données relatives aux effectifs, à l’activité, aux opérations, aux pertes, au moral, mois après mois. On n’y trouvera pas ce que tant d’historiens recherchent avec autant d’insistance : des récits de torture et des états d’âme révolutionnaires. Il serait trop facile de dire que les aviateurs étaient au-dessus de cela.

Les aviateurs vivaient dans des bases aériennes. Ils n’étaient pas, sauf exceptions rarissimes, chargés de faire dans les douars les maîtres d’école, les infirmiers, les assistantes sociales, et ils n’étaient pas tentés de donner, au nom de la France, des paroles d’honneur. Ils n’étaient pas engagés dans des combats au corps à corps, sauf un nombre restreint de commandos et de fusiliers de l’Air. Les pilotes tombés en parachute entre les mains des rebelles ne sont pas revenus dire ce qu’ils avaient vu ou enduré avant de mourir. Les équipages restés dans les décombres brûlés de leurs appareils étaient et demeurent des camarades morts en accomplissant leur devoir. Tous étaient au service de leur pays, qui leur dictait ce devoir. Donc, pas d’états d’âme. Bien sûr, les « Pieds-noirs » aviateurs avaient leurs sentiments de « Pieds-noirs ». Et des généraux aviateurs furent assez tourmentés pour s’engager sans espoir dans un putsch sans issue, et même pour le conduire.

Comme des soldats qu’ils étaient, les aviateurs obéissaient aux ordres. Y eut-il, perpétrés par les feux du ciel, des crimes, aussi impossibles à banaliser que la torture que nous n’avons pas vue ? Les bombes parfois sont aveugles. Rien n’est banal dans une guerre et tout y est barbare. Même lorsque la raison d’État en fait une croisade, grâce à quoi sont absous les péchés des soldats. Puisque « les armées sont faites pour servir la politique des États ».